Bien qu’elle ait réussi à momentanément se distraire de sa troublante expérience du matin, Cléophée en restait toutefois vaguement bouleversée. En plus, elle reniflait sans arrêt et ses yeux coulaient constamment… bref, une excellente suite à un merveilleux matin.
Heureusement pour elle, le reste de la journée semblait s’améliorer. Elle comptait se barricader dans son atelier, entourée de machines qui l’aiment et elle allait passer des heures à faire ce qu’elle adore.
Pour se remonter le moral, elle sortit l’un de ses porte-bonheur : l’un des vêtements que sa grand-mamie d’amour lui a confectionné. C’est une robe marine simple, dans un tissu de tailleur en laine, avec de gros boutons blancs pour la boutonner à l’avant, un col Claudine un peu décolleté qui met en valeur ses clavicules, avec du cordonnet blanc. Les manches sont courtes et un peu froncées. La robe a une taille empire, avec un bande en dessous de la poitrine qui est entourée de cordonnet, pour donner l’effet d’une ceinture. Les pinces de poitrine ont été transformées en fronces. La jupe est ligne A et s’arrête en dessous du genou.
Elle compléta son ensemble avec des bas blancs torsadés qu’elle avait tricotés sous la tutelle de sa grand-mère, enfila des petites ballerines bleues et jeta un cardigan blanc sur ses épaules.
Cléophée ramassa ses cheveux en un chignon assez désordonné dans lequel elle plantea un crayon. Elle savait déjà qu’à la fin de sa journée, trois autres crayons, une petite règle et possiblement des aiguilles de tricot s’y serait également installés. Elle appliqua tout peu de maquillage : du cache-cerne en dessous des yeux, du crayon noir, un peu d’ombre à paupière pour allumer ses yeux. Elle ne prit même pas la peine de mettre du mascara, puisqu’elle avait décidé de ne pas porter ses verres de contact, et elle n’aime pas avoir les yeux tout alourdis par le maquillage lorsqu’elle porte ses lunettes.
Elle courut se réfugier dans la salle qu’elle considère comme sa maison, en évitant les corridors qui sont habituellement occupés. Elle avait besoin d’un petit coup d’amour, de câlin et de remontage d’estime avant de faire face à des gens.
Lorsqu’elle entre dans son petit paradis, les lumières s’ouvrent d’elles-mêmes une par une, comme pour lui souhaiter la bienvenue. Seulement les luminaires au plafond restent allumés, jusqu’à ce qu’elle ait besoin des autres. Automatiquement, son fer à repasser commence à se réchauffer.
Au centre de la pièce sont situées deux grandes tables de coupe, qu’elle garde habituellement séparées, mais qui sont présentement collées, avec un rouleau d’une cotonnade blanche étendu dessus. Des règles en métal et en bois sont accrochées sur les bords des tables. Le fer et la planche sont au fond de la salle, directement devant la porte. À leur gauche, une vanité avec un miroir est jonchée de maquillage, d’accessoires et de produits nettoyants. Dans le coin, elle a installé des rideaux pour faire une cabine d’essayage. Il y a même un podium, qu’elle a peinturé en blanc, contre le mur de gauche. Celui-ci est également recouvert de rideaux blancs, puisque c’est là qu’elle prend les photos de ses créations. Derrière les rideaux, le mur est recouvert d’un miroir pleine grandeur. Deux fauteuils sont installés à gauche même de la porte, avec une petite table entre les deux, sur laquelle un petit ordinateur portable est déposé, et une bibliothèque pleine de livres, de magazine et de cahier de dessin. C’est la moitié glamour de l’atelier, là où elle se repose et accueille les gens.
Le reste de l’atelier est beaucoup moins propre et surtout plus désordonné. Des tables en L sont installées dans les deux autres coins. Dans le coin droit immédiat à la porte, il y a la vieille industrielle de sa grand-mère et la surjeteuse White que celle-ci avait offerte en cadeau à Cléophée pour ses quatorze ans. Dans l’autre coin, il y a la coverlock avec la Pfaff domestique. Entre ces tables en L, sa brodeuse, l’amour de sa vie, repose sur une table avec une surface de travail beaucoup plus grande que ce que les autres machines ont. En dessous de cette table est poussé un meuble à tiroirs sur roulette. Il y a également plusieurs rouleaux de tissus et deux bacs pleins de retailles.
Dans la salle sont éparpillés trois mannequins en stade d’habillement variés, et deux raques à vêtements. Sur l’un d’eux sont accrochés les vêtements qui lui sont apportés pour être réparés, et sur l’autre sont accrochés les vêtements qu’elle est en train de confectionner.
Blaine, la brodeuse, s’allume en chantant. L’une des raisons qu’elle adore cette machine, à part de l’exceptionnel travail qu’elle peut accomplir, c’est qu’elle est extrêmement vocale : elle chante lorsqu’elle s’allume et termine une broderie et lance un cri de détresse et allume une lumière rouge lorsqu’un fil casse ou que la bobine se vide. Elle marche jusqu’à elle et dépose sa main contre le volant de la machine, caresse gentiment le côté et frotte le bout de ses doigts contre les boutons.
C’est assez étrange, elle en a conscience. Elle n’a pas vraiment d’amis ici, mais ça ne la dérange pas vraiment, puisqu’elle a seulement été proche de sa grand-mère auparavant, et pour elle, passer du temps avec ses machines, c’est le plus proche qu’elle puisse encore être de la personne qu’elle aime le plus au monde. De toute façon, elle n’a pas besoin des autres pour s’apprécier à sa juste valeur. C’est juste que tout le monde mérite de la voir à tous les jours.
Sa grand-mère n’a pas actuellement travaillé avec Blaine. De toutes ses machines, c’est la première que Cléophée s’est procurée d’elle-même. Elle était terriblement nerveuse lorsqu’elle l’acheta, tellement anxieuse qu’elle faillit en faire une crise de panique. Elle regrettait plus que tout au monde la mort de sa grand-mère à ce moment-là.
Mais quand Blaine arriva et qu’elle ouvrit la boîte et vit la machine, son plastique blanc tout propre, du styromousse partout, des sacs enroulés autour de tout, elle sût, dans son cœur, qu’elle avait fait le bon choix.
Blaine est sa favorite, il n’y a aucun doute. Elle sait que Sharpay, son portable, l’appelle Blaireau lorsque Cléophée n’est pas là. C’est pour cela qu’elle garde les deux machines à des extrémités différentes de la pièce. Elle trouve ça dommage, puisqu’elle a besoin de préparer les broderies que Blaine effectue sur les logiciels de Sharpay. En même temps elle comprend que Sharpay n’aime pas être seconde, mais elle aimerait bien qu’elle ravale sa fierté, bon. Après tout, Anoushka, la Pfaff, s’entend bien avec Claire, l’industrielle, bien que les deux aient rivalisées longuement pour les attentions de sa grand-mère.
Une fois que Cléophée a fait le plein de réconfort et d’ondes positives que Blaine lui envoie, elle éteint celle-ci avec un petit mot d’amour. Elle n’a pas de broderie à faire pour le moment, et, même si elle ne serait pas utilisée, Cléophée craint tellement qu’elle surchauffe qu’elle préfère ne pas prendre de risques. De toute façon, elle doit utiliser Sharpay un peu et celle-ci est beaucoup plus gentille lorsqu’elle ne se sent pas menacée par Blaine.
Elle se recroquevilla sur l’un des fauteuils et installa Sharpay en équilibre sur ses genoux. Le portable faisait sa difficile, s’ouvrant lentement et roulant ses programmes comme s’ils étaient pris dans le trafic. Elle n’avait clairement pas apprécié que Cléophée aille voit Blaine en premier et se vengeait de cette inattention. La jeune fille roula des yeux, prit son mal en patience et, éventuellement, l’ordinateur cessa de rechigner. Elle réussit à accomplir ses petites tâches sans problème puis démarra sa musique avant de se mettre au travail.
C’était terriblement agaçant pour n’importe qui n’était pas Cléophée (ou moi), parce qu’elle ne fait jouer que le preview de trente secondes de Bills Bills Bills, par les Warblers de Glee. Je sais que toutes mes amies me jugent quand je l’écoute à répétition. Je peux vous dire que Cléophée et moi nous jugeons aussi l’une l’autre.
Elle était terriblement impatiente d’écouter et voir la version complète. Elle était à peu près certaine qu’elle serait capable de la voler des studios, mais la dernière fois qu’elle avait essayé de découvrir des informations illégales sur une émission de télé, elle avait passé à deux doigts de détruire l’internet. Dans les mots d’une grande personne, il y a des choses que même l’omniscience (ou des superpouvoirs de hacker) ne peut pas révéler, comme la fin de Lost.
Après avoir vu la fin, elle n’avait pas pu s’empêcher de penser que la seule raison qu’elle avait failli détruire le monde avec la catastrophe que l’implosion d’internet aurait causée, c’était que les créateurs n’avaient même pas su comment finir la série jusqu’à la veille même, et c’était pour ça qu’on avait aucune réponse aux questions importantes.
Elle se contentait quand même d’écouter les trente mêmes secondes en boucle, parce qu’elle ne serait pas en sécurité si le web mourrait, et elle ne comptait pas vivre en hermite.
Elle commença à travailler. Il ne fallut pas de temps avant que son tissu soit découpé et entoilé, ses machines enfilées et ajustées, et que quelqu’un cogne à la porte pour la déranger. Le preview recommença à jouer. Elle hésita.
Cléophée ne voulait pas vraiment voir qui que ce soit aujourd’hui. En même temps c’était son travail. Pas que ça la dérangeait mais Sharpay ne cessait de monter le volume, en ignorant les regards noirs que Cléophée lui lançait depuis la chaise de Claire. Le preview recommença encore.
Avant que Cléophée puisse en venir à une décision quant à sa politique de journée de congé impromptue, la poignée tourna. La porte s’ouvrit.
Sharpay changea de chanson.
“Heeey heeeey heeeeey
Your lipstick stains on the front lobe of my left side brains
I knew I wouldn't forget you
And so I went and let you blow my mind
Your sweet moonbeam
The smell of you in every single dream I dream
I knew when we collided you're the one I have decided
Who's one of my kind”
Ouais, vous vous souvenez, au début, quand j’ai dit que la journée semblait s’améliorer? C’était un mensonge.